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Pratique et évolution des poursuites engagées par les Parquets
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Bilan et perspectives sur les évolutions de la jurisprudence en matière d'accident du travail
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Bilan et pragmatisme.
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Les effets induits sur la prévention des accidents du travail
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Les droits de la défense à l'heure de la réforme judiciaire
Pratique et évolution des poursuites engagées par les Parquets
CATHERINE CHAMPRENAULT
C'est un honneur qui m'est fait de commencer nos débats sur un sujet aussi complexe que celui-ci devant une assemblée d'éminents spécialistes, autant à la tribune que dans la salle. J'interviens en tant que Magistrat du Parquet de Paris, et tout particulièrement du Pôle Financier, et en tant que praticienne du droit pénal du travail. Je suis bien entendu interpellée par les récentes modifications législatives, notamment la loi du 10 juillet 2000, et je vais donc essayer de vous exposer les grandes lignes de cette nouvelle réglementation, sous réserve des compléments ou rectifications que mes collègues jugeront bon de vous présenter. J'ai aussi beaucoup de plaisir à parler de cette loi, car au moment où celle-ci était en gestation, j'étais en détachement au Ministère de l'éducation nationale, et je me souviens très bien des débats interministériels ou internes au Ministère de l'Education Nationale, sur les conclusions du groupe de travail présidé par Monsieur Massot. Cette loi, n° 2000-647 du 10 juillet 2000, tend (comme son nom l'indique) à préciser la définition des délits non-intentionnels (JORF n° 159 du 11 Juillet 2000). Elle a au départ pour objectif la limitation de la mise en cause de la responsabilité pénale des décideurs publics, qu'ils soient fonctionnaires ou qu'ils soient élus. Et c'est vrai qu'avant cette loi, il y avait une inquiétude de la part des Maires, des présidents de conseils généraux ou régionaux, des chefs d'établissements, des directeurs d'écoles, des instituteurs, des enseignants, mais aussi des personnes susceptibles d'encadrer des sorties d'élèves, de voir leur responsabilité pénale mise en cause en cas d'accidents. Cette inquiétude ne reposait pas véritablement sur l'augmentation flagrante des poursuites et des condamnations, mais la lecture de quelques affaires démontrait que la justice recherchait tout enchaînement de faute causale, ayant concouru à la survenance d'un accident. Jusqu'au 10 juillet 2000, un magistrat du parquet, un enquêteur, un juge d'instruction ou un tribunal, saisi d'une affaire d'accident, que ce soit un accident du travail, de la circulation, un accident scolaire, devait rechercher toutes les fautes ayant concouru à cet accident, même les plus minimes ou éloignées, même celles qui avaient un lien très indirect avec l'accident. Effectivement cette pratique a abouti à ce que certains fonctionnaires ou élus ont été condamnés alors que le manquement reproché pouvait apparaître comme extrêmement ténu. Il y avait souvent une incompréhension des mis en cause en raison de la disproportion entre la légèreté de la faute et l'engagement de poursuites pénales devant le tribunal correctionnel, puis la condamnation pénale. C'est donc pour répondre à cette inquiétude, que le législateur est intervenu sur la notion de délit non-intentionnel. Il s'est penché sur cette problématique avec plusieurs étapes de réflexion. Dans un premier temps, le législateur avait envisagé qu'en cas de causalité indirecte, soit exigée une prise de risque délibérée, et cela aurait été le seul cas de mise en cause de la responsabilité pénale. Et puis dans un second temps, il s'est dit que ce cas de figure était de nature à restreindre considérablement le champ de la responsabilité, donc on a parlé d'une « faute d'une exceptionnelle gravité ». Enfin dans un troisième temps, même cette deuxième version a été considérée comme fort restrictive, et donc nous sommes passés à la mouture qui a été votée à l'unanimité par le Sénat et l'Assemblée nationale.
I- LES INNOVATIONS DE LA LOI DU 10 JUILLET 2000
D'abord le législateur fait une différence entre la causalité directe et la causalité indirecte.
En matière de causalité directe, la loi n'a rien changé, puisqu'une faute, même légère, peut toujours entraîner la responsabilité de son auteur, sous réserve de l'appréciation in concreto, à savoir est-ce qu'il y a défaut de diligence normale compte tenu des compétences de la personne et des moyens dont elle dispose. La causalité directe néanmoins reste une notion à définir. C'est une notion qui n'est pas simple et pour laquelle la Chancellerie dans une circulaire du 11 septembre 2000, nous a donné des éléments d'approche très restrictifs.
Il faut pour qu'il y ait une causalité directe, nous dit le Ministère de la Justice, que la personne en cause ait personnellement frappé ou heurté la victime, ou qu'elle ait initié ou contrôlé le mouvement d'un objet qui a heurté la victime. Donc en réalité, il faut un contact physique entre l'auteur et la victime, ou un contact quelque peu médiatisé par l'intervention d'un objet.
Cette conception devra être appréciée par la jurisprudence de la Cour de cassation. On peut dire qu'en matière d'accident du travail, nous aurons des situations de causalité directe, lorsqu'on constatera un défaut d'équipement des véhicules étant la cause de l'accident, ou qu'il y aura une lacune dans la protection des machines dangereuses.
Prenez l'exemple de l'accident du travail causé par un engin qui transporte des matériaux sur les chantiers. Cet engin n'était pas équipé d'avertisseur sonore ni de gyrophares, il fait une manoeuvre et percute un salarié qui ne l'a pas vu venir. Et bien, c'est en l'espèce, le défaut d'équipement de cet engin qui a causé l'accident. On pourra donc retenir la causalité directe.
Autre exemple, qui a souvent été reconnu par la chambre criminelle de la Cour de cassation, c'est le cas d'une plate forme de travail qui s'effondre en causant la mort de salariés. Or, s'il a été démontré, qu'il y avait un défaut de conception de cette plate forme, constitutif d'un manquement aux obligations à la sécurité du travail, cette situation peut à mon sens, déboucher sur une causalité directe.
La grande innovation de la loi du 10 juillet 2000, c'est d'exiger une faute d'une particulière gravité en matière de causalité indirecte. Cette exigence d'une faute grave n'est réservée qu'aux personnes physiques, puisque, vous le savez, le législateur a laissé hors du champ de ces nouvelles dispositions, les personnes morales. Ce qui signifie que même dans l'hypothèse d'une causalité indirecte avec une faute légère, la responsabilité pénale de la personne morale pourra toujours être retenue.
II - DEUX CAS DE RESPONSABILITE PENALE
S'agissant donc spécifiquement des personnes physiques, le législateur a prévu deux cas de figure :
A - Première hypothèse :
C'est lorsque l'on se trouve face à une mise en danger volontaire de la vie d'autrui : c'est la prise de risque. Il y a violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. C'est un peu l'équivalent du risque causé à autrui qui existe dans le code pénal. Exemple : je suis chef d'entreprise, je sais pertinemment que je commets une imprudence, mais j'en prends le risque.
En matière de droit pénal du travail, cela peut correspondre à cette hypothèse : un chef d'entreprise a reçu des lettres d'observation de l'inspection du travail, ou d'organismes de protection ou de prévention ou une mise en demeure, lui enjoignant de pallier certains manquements aux obligations de sécurité. Grâce à de telles observations, que d'ailleurs peut formuler le CHSCT, le chef d'entreprise est averti du risque. S'il reste inerte, malgré tout, il s'agira d'une violation manifestement délibérée de dispositions particulières de sécurité. Bien entendu, il faut démontrer la violation d'un texte législatif ou réglementaire.
B - Deuxième hypothèse :
Elle correspond à ce qui a été rajouté dans le cadre des débats parlementaires : c'est l'hypothèse d'une faute caractérisée, risque d'une particulière gravité que l'auteur ne peut pas ignorer.
Quelle est cette faute qui n'est pas définie par le législateur. Cela a été évoqué lors de la phase interministérielle : quid du directeur d'école qui laisserait partir des élèves en classe verte par un transport en commun alors que la circulation est extrêmement dangereuse en raison d'intempéries majeures, si aucun texte juridique ne prévoyait que dans cette hypothèse, il ne fallait pas laisser partir des élèves. Il est donc apparu nécessaire de passer au stade de la notion de faute caractérisée.
En matière d'accident du travail, il s'agit de tous les manquements inscrits dans le code du travail qui constituent des infractions délictuelles. Sont visés tout particulièrement, les manquements à la sécurité. Dès lors, si le fondement de l'accident se trouve dans un tel manquement, il est évident qu'il s'agit d'une faute caractérisée.
Donc, même sur la base de la causalité indirecte, il y aura matière à mon sens, à rechercher de la responsabilité pénale du chef d'entreprise.
Ce qui m'amène à vous dire, que du point de vue de la logique du législateur, je pense, au risque de vous décevoir, qu'en matière de droit pénal du travail et en matière de sécurité dans l'entreprise, la loi du 10 juillet 2000 ne modifie pas fondamentalement les choses, car ce qui demeure, c'est qu'il y a une obligation de sécurité du chef d'entreprise de veiller personnellement et constamment à l'exécution des mesures de sécurité visant à garantir la sécurité des travailleurs, et ce, sous peine effectivement de la sanction pénale en raison de la commission de faits délictuels dans le cadre d'une faute caractérisée.
Ainsi, la loi ne devrait-elle pas bouleverser sur le plan de la responsabilité des chefs d'entreprise. Les tribunaux, toutefois, devront quant à eux faire un effort d'identification de la faute et de qualification de celle-ci. Causalité directe ou indirecte, faute légère, faute délibérée, faute caractérisée, il convient en effet de caractériser précisément le manquement, et je crois d'ailleurs que ce sera un élément positif de répression. On ne sanctionnera pas moins de chefs d'entreprise, mais on leur dira mieux pourquoi ils sont poursuivis et condamnés. Alors cette loi est surtout pour nous les praticiens, un appel à une plus grande rigueur juridique.
Et ce d'autant que les affaires dont nous avons à connaître, concernent des cas extrêmement douloureux. Nous en sommes parfaitement conscients, et il y a souvent des prévenus qui viennent aussi éprouvés que les victimes. Ce sont des affaires de souffrance. L'accusation joue aussi son rôle, qui n'est pas uniquement répressif mais aussi préventif. Il faut faire prendre conscience aux chefs d'entreprise des risques qu'ils prennent et font encourir à leurs salariés, et éviter ainsi que les accidents du travail ne se reproduisent. C'est le sens du débat judiciaire.
PHOTO : CATHERINE CHAMPRENAULT Premier substitut au parquet du tribunal de grande instance de Paris
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