Penser la ville pour les femmes, l'aménager pour tous
Après plusieurs années de débat autour de la question de la position des femmes dans la cité, le genre fait son apparition dans les projets urbains et la fabrication de la ville.
Imaginer des aménagements plus égalitaires est possible. Exemples à Rouen, Lyon et Paris.
En 2012, une étudiante en cinéma à Bruxelles (Belgique) filmait en caméra cachée ses déplacements mais aussi… toutes les remarques à connotation sexuelle, voire les insultes, qui lui étaient adressées. Deux ans plus tard, à Bordeaux, une autre jeune femme choisissait de consacrer son mémoire de DUT Carrières sociales au harcèlement dans l'espace public dans l'agglomération et racontait qu'elle-même avait « été agressée par des hommes dans la rue ». Et 2017 restera sans doute l'année du mouvement #balancetonporc, qui a suscité le déferlement de témoignages de victimes racontant des actes subis dans la sphère privée mais aussi publique. Depuis cinq ans environ, c'est par le récit du pire que la question de la position des femmes dans la ville a surgi dans le débat public. Bien des années après Montréal (Canada) ou Vienne (Autriche), on a alors commencé à se demander en France dans quelle mesure la forme urbaine pouvait avoir un impact : les rues sont-elles aussi accueillantes pour les femmes que pour les hommes ? Les aménagements répondent-ils aux attentes des un(e)s et des autres ? L'espace public est-il égalitaire ? A toutes ces questions, des universitaires, des professionnels et des militants - qui, parfois, étaient une seule et même personne - ont répondu par la négative et appelé à la prise en compte de la question du genre (1) dans la fabrication de la ville.
Les rues sont-elles aussi accueillantes pour les femmes que pour les hommes ? Les aménagements répondent-ils aux attentes des un(e)s et des autres ?
« Ségrégation à l'envers »
Les acteurs du projet urbain sont loin d'être tous convaincus. Pour les uns, un débat fondé sur l'idée que la société se divise en « deux catégories principales, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre » est réducteur. D'autres se hérissent à l'idée de voir émerger une « ségrégation à l'envers ». « On ne va pas commencer à attribuer à chacun son couloir d'usage », s'agacent-ils, en faisant l'analogie avec les parcours séparés des voitures, vélos et piétons sur la voirie.
Alors que de premières initiatives sont engagées par certaines collectivités comme la Ville de Paris qui a publié en 2016 son « Guide référentiel genre et espace public » ou inscrit la question de l'égalité hommes-femmes dans le programme de réaménagement de sept grandes places, « cette demande précise reste assez marginale chez les maîtres d'ouvrage », note Marie Mondésert, paysagiste chez Mutabilis. La question a été posée pour la première fois en 2016 à cette agence, pour un projet à Rouen. « En revanche, l'exigence d'une mixité globale se généralise », ajoute la paysagiste. Pour les concepteurs d'espaces publics, les projets doivent de toute façon tendre vers le meilleur accueil de tous. « Nous devons faire en sorte que l'espace soit le plus démocratique possible », souligne l'architecte et paysagiste Lydie Chamblas, de l'agence MAP. Au premier rang de la revendication pour des aménagements plus amènes pour les femmes, la consultante en socio-ethnologie Chris Blache et l'urbaniste Pascale Lapalud ne disent finalement pas autre chose : « Il ne s'agit pas de séparer les flux mais de créer les conditions d'une véritable mixité de populations. Dans les lieux qui permettent ce brassage, les femmes se sentent plus à l'aise. C'est un cercle vertueux. » Pour ces deux femmes cependant, malgré les meilleures volontés du monde, la rue demeure un domaine masculin. « Il suffit de compter », disent-elles. Les études menées par leur plate-forme de recherche, Genre et Ville, se fondent notamment sur le recensement des hommes et des femmes dans un périmètre donné à une heure donnée, et les premiers sont souvent les plus nombreux. « Nous observons aussi les comportements, pour voir qui s'installe et où. Par exemple, alors que les hommes peuvent s'asseoir de longs moments sur un banc, les femmes ne s'y arrêtent pas plus de quelques instants. Dans la rue, elles ne sont en fait légitimes que par leur fonction : conduire une poussette, porter des courses. En somme, les hommes occupent l'espace public et les femmes s'y occupent », décodent-elles.
La solution aux problèmes, bien réels, de l'inégale répartition des tâches ou de l'irrespect entre les sexes peut-elle passer par l'urbanisme ? Nombreux sont ceux qui pensent que la réponse à ces maux ne peut venir que de l'éducation. Pourtant, c'est aussi par un travail d'observation que le scénographe urbain Jean-Christophe Choblet a constaté la capacité d'un aménagement à mettre les femmes en confiance alors qu'il venait de créer Paris Plages sur les quais de Seine, au début des années 2000.
Seule et en maillot à Paris Plages
« Cela n'avait pas été réfléchi au préalable mais nous avons regardé ensuite si une jeune femme seule se sentait suffisamment à l'aise pour rester longtemps, y compris en maillot de bain. Le résultat a été très probant », se souvient-il. Aujourd'hui chargé des expérimentations dans l'espace public et notamment du projet des sept places auprès du secrétariat général de la mairie de Paris, il l'explique notamment par la configuration des lieux. Installées sur les étendues de sable, à quelques mètres de distance des promeneurs, ces vacancières de ville se trouvaient dans la position rassurante d'être à la fois connectées à l'environnement et en retrait. Pour Marie Mondésert, il est également possible d'améliorer « les équipements sportifs et de loisirs qui sont bien plus investis par les garçons ». Il y a quelques années, Mutabilis a aménagé un site sur lequel s'étendait un tel espace dans le quartier lillois de Wazemmes. Aucune consigne n'avait été donnée pour faciliter la venue des jeunes filles mais la réponse spatiale y a contribué. « Nous avons décloisonné le terrain qui était fermé par des grillages, pour l'inscrire vraiment dans l'espace public », explique la paysagiste. Le lieu, qui permet maintenant de pratiquer des sports variés et offre des bancs et de la végétation, est devenu plus aimable et ce, pour tous les habitants.
Imaginer des aménagements plus égalitaires semble donc possible. Mais, pour la doctorante en urbanisme Lucile Biarrotte, qui travaille sur la prise en compte du genre par les professionnels de l'aménagement, il faut néanmoins poser quelques préalables comme « assurer la diversité dans les équipes de conception ou faire appel à la participation » pour vérifier la réalité des usages et des attentes. Les modes de concertation sont donc sûrement à repenser, notamment pour cesser de caler des réunions publiques entre 19 h et 21 h, à l'heure du bain et du coucher des enfants. Les statistiques sont en effet têtues, ces tâches restent majoritairement à la charge des mères.
Dans les services de la métropole Rouen-Normandie, le sujet a fini par intriguer. A force de voir passer des informations sur des lieux que les femmes évitaient, sur des terrains de sports et des cours d'écoles monopolisés par les joueurs de foot ou sur des expériences de marches exploratoires, son directeur de l'aménagement et des grands projets, Bertrand Masson, a décidé d'aller vérifier par lui-même. « Il suffit de se poser devant un city stade pour constater, très vite, qu'il n'est fréquenté que par des garçons », raconte-t-il aujourd'hui.
A l'époque, la métropole doit justement installer ce type d'équipement sportif pour achever l'aménagement des quais bas de la rive gauche de la Seine. Si le responsable ne sait pas encore bien comment s'y prendre, il est en tout cas convaincu qu'il faut ménager une place aux filles dans ces futurs espaces. Au dernier moment, une piste de roller derby est donc finalement installée sur un terrain qui aurait dû être dédié au foot ou au basket, et le tout a été inauguré en juillet dernier. Bertrand Masson, qui croit beaucoup à la valeur des tests, poursuit : « Ce changement était facile et peu coûteux. Il était nécessaire de commencer modestement et si nous nous étions trompés, ça n'aurait pas été grave. Mais les joueuses l'utilisent, y compris de nuit. » Bernard Masson entend ainsi « faire entrer tout doucement la question du genre dans les projets » de la métropole, en veillant à travailler sur des projets réellement mixtes, ce que n'était pas la piste de roller derby. La prochaine expérience sera menée lors de la transformation de l'ancien champ de courses des Bruyères en parc urbain. En effet, il a été a demandé à l'agence Mutabilis, chargée du projet, de le modifier pour prendre davantage en considération le public des adolescentes. Entre le concours et aujourd'hui, un vaste espace sportif a disparu des esquisses et l'agence de paysages a imaginé une aire qui autorisera une grande variété d'activités ludiques et sportives. « C'est par le mélange des usages que l'on arrive à attirer les filles, les garçons, les familles… », remarque la paysagiste Marie Mondésert, très attachée à ce que les aménagements ne catégorisent pas les populations.
A Rouen, sur un ancien champ de courses de 28 hectares, la métropole fait aménager un grand parc urbain. Le projet a été retouché pour mieux prendre en compte les attentes des jeunes filles.
Lyon - A La Duchère, le square des Marronniers aménagé avec les mères
La pratique de la ville pour les hommes et les femmes intéresse Lyon depuis quelques années maintenant. En 2012, la Ville lance une première étude-action sur les discriminations multifactorielles envers les femmes dans trois quartiers prioritaires de la politique de la ville. Confiée au Groupe de recherche en psychologie sociale (Greps) de l'université Lyon 2 et menée par Elise Vinet, l'une de ses membres, cette recherche portait à la fois sur l'offre socio-éducative et son accès pour les hommes et les femmes de ces quartiers et sur la façon dont chacun appréhendait les espaces publics. Une deuxième étude a suivi. Parallèlement à ces travaux, la Ville met en place un plan d'action pour réaménager les cours d'école. « Nous avons pris en compte la question du genre lors de ces aménagements. Par exemple, pour éviter que les garçons ne monopolisent les cours avec des jeux de ballons, nous avons installé au centre des jeux de type cabanes », souligne Thérèse Rabatel, adjointe chargée de l'égalité hommes-femmes. Rejointe par le service urbanisme de la métropole de Lyon sur cette question, la Ville a lancé une troisième étude qui porte sur l'élargissement à la notion de ville inclusive. La production d'un document destiné aux parties prenantes des opérations d'aménagement de la métropole de Lyon est attendue fin 2018.
Dans le quartier de La Duchère, une première expérimentation a été menée à l'occasion du réaménagement du square des Marronniers. « La survenue d'un débat entre professionnels a créé les conditions pour aller chercher la parole des femmes sur ce projet », explique Audrey Delaloy, référente renouvellement urbain à la Serl, aménageur de la ZAC. Des ateliers de concertation avec des groupes de mères et de nourrices ont été organisés entre décembre 2012 et mai 2013. « Ces femmes nous ont fait remonter des besoins qui ont été traduits dans le projet d'aménagement porté par Alain Marguerit, l'urbaniste chargé du projet », précise Catherine Falcoz, responsable de la concertation au grand projet de ville (GPV) La Duchère. Les travaux d'Elise Vinet ont également permis de faire évoluer le projet en implantant par exemple des bancs plus circulaires, confortables, disposés au centre de l'espace de jeux des enfants. « Nous sommes passés d'une aire de jeux normative à un périmètre sécurisé, que l'on peut traverser et dans lequel les femmes vont pouvoir s'installer, discuter tout en gardant un œil sur les enfants et sur ce qui se passe autour », illustre Alain Marguerit. Les appels d'offres seront lancés en ce début d'année.
A Lyon, en petits groupes, les mères et nourrices du quartier sont venues exprimer leurs besoins en amont de l'aménagement du square. Les installations leur permettront notamment de surveiller les enfants tout en ouvrant l’œil sur l'espace public environnant.
Paris - La diversité prend place(s)
La mairie de Paris, qui n'aime rien tant que tout réinventer, lançait en juin 2015 le projet « Réinventons nos places ! ». L'idée n'était pas seulement de réduire la place de l'automobile sur sept carrefours majeurs de la capitale (les places des Fêtes, d'Italie, de la Nation, du Panthéon, de la Madeleine, de la Bastille et Gambetta) et de les rénover mais de « le faire avec les usagers et les habitants », rappelle Jean-Christophe Choblet, chargé d'un pôle expérimentations et aménagement des espaces publics auprès du secrétariat général. Alors que les travaux définitifs seront menés soit en régie, soit par des équipes de maîtrise d'œuvre « classiques », une étape de préfiguration a donc été confiée à des collectifs. A eux d'aller à la rencontre de la population des sept sites pour connaître leurs habitudes, leurs obligations, leurs envies… « Leur mission était de dresser une carte sensible et de créer le vrai cahier des charges de ces lieux », poursuit le scénographe urbain qui, dès le départ, a eu une exigence : les équipes d'architectes, d'urbanistes, de paysagistes devaient aussi compter un spécialiste du genre dans leurs rangs. Avec l'idée que penser l'égalité hommes-femmes dans l'espace public « profite à beaucoup de monde », Jean-Christophe Choblet a introduit cette notion dans les appels d'offres.
Alors que les collectifs ont remis leur diagnostic fin 2017, il semble que ce sujet a été traité avec des bonheurs divers. Le travail mené autour des monuments de la Madeleine et du Panthéon par l'équipe formée notamment par la paysagiste Emma Blanc, les architectes du Collectif Etc et la plateforme Genre et Ville sort apparemment du lot. L'engagement était, il est vrai, inscrit dans le nom du collectif : les MonumentalEs. A observer et compter passants et passantes à toutes les heures de la journée, l'équipe devait se donner les moyens d'imaginer les installations appropriées. « A la Madeleine, nous avons ainsi constaté que les femmes pique-niquent plutôt que de déjeuner au restaurant. Sans doute parce qu'elles ne s'installent pas volontiers seules en terrasse mais aussi parce qu'elles profitent de la pause méridienne pour faire beaucoup d'autres choses », expliquent Chris Blache et Pascale Lapalud, de Genre et Ville.
La phase d'expérimentation a permis de tester diverses formes de mobilier… qui sont remarquables de simplicité. « Comme satisfaire les exigences de tout le monde dans l'espace public est impossible, il ne faut pas surdéterminer les lieux et proposer, au contraire, des formes abstraites », explique Emma Blanc. Ensuite, à chacun et chacune de savoir s'il fera de l'installation proposée sa banquette, sa table ou son terrain d'aventures.
A Paris, au Panthéon, les étudiants et les touristes ont vite su comment s'approprier les bancs fais à partir de blocs de granit et les grandes plates-formes en bois.
Sur la place de la Madeleine, divers types d'assises ont été installés, notamment le long de l'église. "Comme ces projets sont temporaires, on teste et on regarde ce qui se passe", expliquent les architectes du Collectif Etc.
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